Pour la dépénalisation de l’usage des drogues

19 Décembre 2017

Pour la dépénalisation de l’usage des drogues
fumeuse d'opium, début XXème


Un monde sans drogues, ça n’existe pas.
De tous temps, et toutes civilisations, il y a eu des drogues et des usagers de drogues, c’est un fait. Qu’elles aient un usage curatif, rituel ou récréatif, de la Sauge des Devins à l’amphétamine, euphorisantes, psychédéliques, sédatives, stimulantes, des palliatifs ou de simples plaisirs, elles sont fleurs, feuilles, racines, ou synthèses chimiques. Les drogues ont leur histoire et leur culture, ancienne et contemporaine, qu’elles soient illicites ou légales.

Le constat aujourd’hui, et dans tous les pays aux législations intransigeantes - pénalisation du trafic, de la vente, de la détention et de l’usage - est que sans exception, toutes les politiques purement répressives sont en échec. Et que la prohibition ne profite in fine qu’aux trafiquants.
La France est le pays le plus répressif d’Europe, mais c’est pourtant le plus gros consommateur d’opiacés et de cannabis, l’usage de certains produits étant même en augmentation (cocaïne, MDMA, cannabis…). Pas plus qu’ailleurs, la guerre à la drogue n’a eu les effets voulus par la prohibition. Et le constat indiscutable est que l’usage des drogues est insensible à l’arsenal législatif.

Dans le cadre de politiques publiques, le choix fait par le législateur du recours à la sanction pénale de conduites individuelles a pour objectif de dissuader, modifier les comportements et faire évoluer les mentalités. Si ce principe a été efficace, par exemple, en ce qui concerne la sécurité routière, il a été et demeure inopérant en matière d’usage de drogues.
 

Un bref historique des principales lois relatives aux drogues en France


• 19 juillet 1845 • Premier texte de loi relatif à la vente, l'achat et l'emploi des substances vénéneuses dont une liste est établie. Suite à de nombreux faits d’empoisonnement et à l’émotion de l’opinion publique, son objectif est de punir le détournement de l’usage pharmaceutique de ces produits à des fins criminelles.

•12 juillet 1916 • Loi réprimant l'importation, le commerce, la détention et l'usage des substances vénéneuses, notamment l’opium, la morphine et la cocaïne. On disait de la cocaïne qu’elle était un "poison boche déversé sur le pays pour démoraliser la jeunesse". Quant à l’opium, il était rapporté d’Orient par des officiers de la Marine, certains d’entre eux ayant été mis en cause dans des faits divers.
Réagissant à cette situation et à l’apparition de fumeries d’opium en France, la loi condamne aussi la falsification d’ordonnances et l’usage en société. La peine encourue est identique à la sanction pénale appliquée au trafic. L’usage personnel et privé n’est pas puni par la loi.

Il faut se souvenir que durant cette période, en pleine guerre, survivants d'une hécatombe, certains soldats démobilisés, mutilés, gueules cassées, étaient devenus morphinomanes, opiomanes, ou héroïnomanes, les opiacés étant de puissants antalgiques.

La répression de l'usage en société sera néanmoins considéré comme liberticide, l’État n'ayant pas à intervenir dans les choix de consommation personnels. Réticence partagée par le Garde des sceaux : « les principes généraux de notre législation pénale paraissent s'opposer à la répression de ce fait personnel. »

" Lettre à Monsieur le législateur de la loi sur les stupéfiants "
de Antonin Artaud

• Le 14 septembre 1916, un décret ajoute au délit de détention une condition de dose d’exonération, quantité de produit en deçà de laquelle sa possession n’est pas répréhensible.
Un règlement vient préciser la loi de juillet, classant les substances vénéneuses en trois tableaux, A, B et C. L’opium, la morphine, la cocaïne, leurs dérivés, et le haschisch font partie du tableau B : les stupéfiants. En 1988, ce classement évoluera en 4 catégories : substances dangereuses, stupéfiants, psychotropes, médicaments sur ordonnance.

On doit retenir de cette catégorisation que ce concept pose le principe selon lequel ce n’est pas l’état de santé d’un usager de produit psychoactif, ni la consommation qu’il en a, ni la quantité saisie, ni une éventuelle addiction ou pathologie, ni son comportement, ni même le danger social potentiel qu’il peut représenter, qui mobilise l'action judiciaire, mais la stricte classification du produit.

... mais aussi que la notion de stupéfiants a souvent été discutée par des parlementaires à chaque fois qu’il s’est agit de légiférer. Certains trouvant le terme trop flou, d’autres voulant inclure sous cette dénomination alcool et tabac, par souci de cohérence scientifique puisque ces substances correspondent aux critères retenus de potentiel addictif et de propriétés sédatives ou euphorisantes.

• Le décret-loi du 29 juillet 1939 (Code de la famille) alourdit les peines de la loi antérieure au nom de la protection de la race, de la défense des bonnes mœurs, et de la lutte contre les subversions, dont il définit et réprime un certain nombre.

• 24 décembre 1953 • Une loi introduit le principe de la possibilité d’obligation de soins pour les toxicomanes. Faute de règlement d'application, elle ne sera pas mise en vigueur. En pleine French Connection, c’est le trafic qui continue de mobiliser police et justice.

Une circulaire de janvier 1961 exprime la philosophie de la Justice à cet égard : il est demandé aux magistrats  de s'attacher à requérir une répression impitoyable du trafic illicite des stupéfiants, et que les toxicomanes soient traités avec humanité et discernement.

• 1962 • L’usage thérapeutique de l’héroïne est interdit en France.

Pour la dépénalisation de l’usage des drogues

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La législation internationale privilégie les mesures préventives à la répression


L’ONU a produit trois grands traités visant le contrôle et la limitation de la production et du commerce de stupéfiants dont elle dresse et complète la liste, base de l’harmonisation des législations nationales.

• La Convention unique sur les stupéfiants de 1961

• La Convention sur les substances psychotropes de 1971
Ce texte identifie plus précisément les besoins d’ordre médical et la nécessité d’une politique de prévention et de soins.

article 20 : Mesures contre l’abus des substances psychotropes
1 - Les parties prendront toutes les mesures susceptibles de prévenir l'abus des substances psychotropes et assurer le prompt dépistage ainsi que le traitement, l’éducation, la post-cure, la réadaptation et la réintégration sociale des personnes intéressées ; elles coordonneront leurs efforts à cette fin.

2 - Les parties favoriseront, autant que possible, la formation d'un personnel pour assurer le traitement, la post-cure, la réadaptation et la réintégration sociale des personnes qui abusent de substances psychotropes.

3 - Les parties aideront les personnes qui en ont besoin dans l’exercice de leur profession à acquérir la connaissance des problèmes posés par l'abus des substances psychotropes et par sa prévention, et elles développeront aussi cette connaissance parmi le grand public s'il y a lieu de craindre que l'abus de ces substances ne se répande très largement.

Il n’est pas du ressort de l’ONU de dicter la politique pénale des pays signataires, mais l’article 22 de la convention préconise les mesures ci-dessus en lieu et place de la répression.

• La Convention contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes de 1988
Faisant en préambule le constat d’échec de la guerre contre la drogue, ce texte est plus particulièrement axé sur la coopération internationale et la transmission d’informations en matière de trafic et blanchiment d’argent.

Par la suite, l’ONU n’aura de cesse de réitérer ce même constat et s’interroger sur l’inefficacité des politiques anti-drogue menées jusqu’à présent.
Une lutte efficace contre l'abus et le trafic de drogues passe par la prévention et les traitements - ONU juin 2017

• L’UNODC (Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime) voit le jour en 1997
L’usage des drogues n’y est abordé que par le biais de la prévention, la pédagogie, les soins et la réduction des risques.

Le secrétaire général de l’ONU lors de la Journée internationale contre l’abus de drogues et le trafic illégal en juin 2015 : « Nous devons considérer des alternatives à la criminalisation et à l’incarcération des personnes qui utilisent des drogues et centrer les efforts de la justice sur les personnes impliquées dans le trafic. Nous devons accroître nos efforts portant sur la santé publique, la prévention, le traitement et le soin aussi bien que sur les stratégies économiques, sociales et culturelles. »


Loi du 31 décembre 1970 : l’avènement de la prohibition


Cette loi est toujours en vigueur aujourd’hui.
Elle marque une différence avec les textes antérieurs, axés sur la fabrication, le trafic et la vente, et n’ayant qualifié que la détention de stupéfiants.
Là, l’usage de drogues est clairement énoncé et sanctionné. La répression concerne l’usage public comme privé, qu’il soit récréatif ou qu’il relève d’une addiction, les peines prévues s’appliquant sans distinction de produits.
La règle devient donc la prohibition, et l’usager un délinquant.

Le contexte du vote de ce texte, et la façon dont il a été adopté sont intéressants.
Mai 68 est passé, le son de Woodstock a traversé l’Atlantique, et la France a eu peur de sa propre jeunesse. Les fondements de la morale d’alors ont été secoués, c’était trop d’un coup. On parle de "dissolution des mœurs", de "fléaux", et sont mis dans le même sac à fantasmes la pornographie, la prostitution, l’homosexualité et la drogue.
La presse s’empare du sujet et multiplie les articles alarmistes à propos des drogues, contribuant à faire d’un phénomène sans incidence sur l'ordre public, un fait de société dévastateur sans commune mesure avec la réalité.
Marcel Carrère, commissaire divisionnaire chef de l’OCRTIS (Office Central pour la Répression du Trafic Illicite des Stupéfiants) à ce moment-là, connu pour son impressionnant tableau de chasse et son rôle dans la lutte contre la French Connection, et considéré par le FBI comme le meilleur spécialiste du monde, dit en août 1968 : « Nous avons aujourd’hui 1200 drogués fichés, dix fois moins qu’avant la guerre, quand les vieux coloniaux opiomanes vivaient encore. On raconte beaucoup d’histoires, mais les rafles périodiques que nous faisons l’hiver dans les cabarets et l’été sur les plages sont pratiquement sans résultats. Et quand on a fouillé la Sorbonne où parait-il se faisaient des orgies de stupéfiants, on n’a rien trouvé du tout. (...) Que voulez-vous, chez nous il y a le vin, une certaine gaîté gauloise. »
Ce grand flic est certainement la voix de la raison, mais c’est sans compter une overdose particulièrement médiatisée en 69, les gros titres unanimes - on parle de risque de "dégénérescence du patrimoine génétique", et de "maladies mentales" - et l’opinion publique effrayée qui réclame lois et répression.

Tout comme pour les lois de 1916 et de 1939, dans l’urgence de la pression de l’opinion et d’un contexte social, le Parlement se met au travail.

Nombre d’experts sont entendus, juristes, médecins, tous s’accordent à dire que la drogue représente un risque, mais tous sont réticents à l’idée de répression pénale et de la criminalisation de l’usager, plaidant pour la prévention et l’éducation. Le commissaire Carrère fait état des chiffres issus du travail policier, sa parole est mise en doute : les chiffres ne correspondent pas du tout à ce qui nourrit l’imaginaire et panique l’opinion.

Les parlementaires ne sont pas favorables non plus à la pénalisation de l’usage de drogues, qu’ils estiment attentatoire aux libertés individuelles, contraire à la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen (art.4 : La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.) et non-conforme à la convention de l’ONU que la France a signée.

Mais le gouvernement fait pression et ne va pas laisser le choix à l’Assemblée. À l’exception du ministre de la Santé, Robert Boulin, qui via un travail interministériel avait conçu un projet de loi axé sur le traitement de la toxicomanie : « Aucun toxicomane ne doit être puni pour le seul fait d’avoir consommé des stupéfiants. »

La loi est votée, et le Sénat alourdit les peines prévues.
Des dispositions sanitaires y figurent, elles peuvent être initiées par le toxicomane, mais l’obligation de soins est laissée à l’appréciation du magistrat.
Aucun dispositif concernant des mesures préventives n’est prévu dans le texte.

Par la suite, d’autres lois ont précisé les contours des infractions d’incitation et de trafic (exemple : l’usager-revendeur), aggravé les peines encourues, et défini un arsenal procédural visant une meilleure efficacité. Le délit d’usage est resté tel quel.

L’usager de drogues est donc depuis cette date et selon les textes, un malade qu’il convient de punir. En le privant de liberté ou en le faisant payer, indépendamment de tout trouble à l’ordre public.
Un malade qui au pire, si sa consommation est problématique, n’aura porté atteinte qu’à sa propre intégrité physique.
 

Petit aparté : les drogues légales


Il est difficile de parler de drogues sans évoquer les cas du tabac et de l’alcool, d’authentiques "drogues dures" si on considère leur popularité et leurs toxicités respectives (cardiovasculaire, neurologique, hépatique, etc) objectivement supérieures à la plupart des drogues illicites.
De vraies substances psychoactives et addictives : tous les neurotransmetteurs entrent dans le jeu de la dépendance, et la dopamine est à la fête. Pas besoin d’épiloguer sur la dangerosité sociale de l’alcool (accidents de la route, violence, etc), un fléau… mais une drogue culturellement bien intégrée.
Ce sont aussi les drogues les plus mortelles - tabac 79000 morts, alcool 49000, héroïne 53 morts, cocaïne 30 morts (chiffres OFDT/ANSM 2011, les décès indirects (accidents, etc) ne sont pas comptabilisés) - et le coût social est colossal.
On peut aussi citer les médicaments psychotropes dont la France, championne d'Europe en benzodiazépines, est une usagère frénétique...

Ceci étant dit, on risque moins à sortir de chez Leclerc hébété à coups de neuroleptiques avec un caddie rempli de bouteilles de vodka sous le nez d’un flic, qu’à faire tomber à ses pieds un buvard de LSD… dont la toxicité est nulle.
 

État des lieux


« L’usage illicite de l’une des substances ou plantes classées comme stupéfiants est puni d’un an d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende »
(article L.3421-1 du code de la santé publique).

Pour la dépénalisation de l’usage des drogues

La guerre à la drogue et la lutte contre la toxicomanie sont dans une confusion totale. Interdire l’usage n’empêche, ni ne dissuade de se droguer. Ça empêche seulement de respecter la loi, ce qui entraine souvent des effets pervers et néfastes pour le toxicomane. Par crainte des conséquences, de la police et de la justice, ce hors-la-loi évite le système de santé, et donc des possibilités de sevrage et de traitement de substitution, sa consommation reste clandestine et problématique, et il risque la marginalisation, voire la délinquance.

La loi du 31 décembre 1970 n’aura été d’aucun effet sur l’usage de drogues qui est allé en s’accentuant. C’est dire si la répression est vaine…

Le texte est même ambigu dans son interprétation, car il convient à la police et la justice de distinguer les délits d’achat et de détention (qui figurent dans le code pénal, section "Trafic de stupéfiants") et celui d’usage (réprimé par le code de la santé publique), qui sont pourtant indissociables.

Néanmoins, depuis 1970, le travail policier est concentré sur l’interpellation d’usagers : 90% des infractions à la législation sur les stupéfiants ces dernières années, ce qui représentait 165 000 procédures en 2013. Et parmi ces usagers, 90% de consommateurs de cannabis. (OFDT)
Le taux d’interpellations pour trafic a quant à lui stagné par rapport à l’usage, ce qui indique aussi que la quantité d’usagers interpellés est sans incidence sur les enquêtes et la résolution des délits de trafic.

Il faut dire que l’usage de drogues est une infraction simple et très pratique : pas de victime, pas de plainte, pas d’enquête, c’est un flagrant délit qui dès qu’il est constaté est élucidé. Autant dire que c’est une infraction idéale au service de la politique du chiffre.

La réponse pénale est de plus en plus systématique : en 2014 les juridictions ont traité 102 517 affaires d’usage de drogues, soit 2/3 des du volume annuel d’interpellations, et le taux de condamnation est en hausse constante (il a triplé en 10 ans). Aujourd’hui 60% des peines prononcées pour ILS concernent l’usage, soit 30 000 condamnations.

En outre, cette réponse pénale s’est dotée de peines de substitution supplémentaires, et le recours aux mesures sanitaires et injonctions thérapeutiques est de moins en moins mis en œuvre.
De facto, le prétexte de santé publique figurant dans la loi de 1970 est de moins en moins tangible.
 

Le cannabis, les drogues "dures" et les drogues "douces"


L’essentiel de l’activité police-justice en matière de stupéfiants repose sur le cannabis, substance légalisée ou dépénalisée ou en voie de l’être dans beaucoup de pays.
Le projet français actuel est la contraventionnalisation de la détention et l’usage de cannabis. Ce qu’il ne faut pas comprendre comme un assouplissement de la répression - dans les faits, les consommateurs de cannabis sont déjà condamnés à des amendes dans les tribunaux, ou via une transaction pénale - mais comme un aménagement destiné à la simplifier, voire à l’amplifier, et une réponse pénale de plus dans le texte. Un écran de fumée...
La politique du chiffre devrait s’en satisfaire, les rapports police-population un peu moins...

Mais pour le coup, la perception d’une amende immédiate évacue complètement la dimension sanitaire de la consommation de cannabis.
En fait, c'est presque une mesure fiscale, comme la perception d'une sorte de taxe sur le produit, mais par procuration vu que le marché n'est pas régulé par l’État.

Alors une "simple" contravention parce que le cannabis est une drogue "douce" ?
Non. Il n’y a pas de drogues "dures" et de drogues "douces", cette distinction est une idée reçue et un non-sens hors du principe de réalité. Il y a des drogues susceptibles de déclencher une dépendance, d’autres non. Il y a des drogues stimulantes, sédatives, euphorisantes, dissociatives, hallucinogènes, dont la toxicité ou le potentiel addictif est sans rapport avec la nature ou l’intensité des effets produits. Il y a des usages durs de drogues dites "douces", des toxicomanies hors de contrôle qui mettent la situation et la santé de l’usager en péril, et il y a des usages maîtrisés et raisonnés de drogues dites "dures". Il y a des usages récréatifs et occasionnels, et des usages problématiques. Quelle que soit la drogue.

Parce que la drogue n’est pas le problème : c’est la relation que l’usager noue avec elle qui peut le devenir. Et comme disait Paracelse, l’inventeur de la toxicologie, « tout est poison, rien n'est poison, c'est la dose qui fait le poison. »

C’est pourquoi l’usage de drogues doit relever de la santé publique, de la prévention et de l’information, et que les politiques de réduction des risques sont bien plus efficaces que prohibition et répression.

La dépénalisation de l’usage doit s’appliquer à toutes les drogues.
 

Le pari réussi du Portugal : l’usage de drogues est dépénalisé depuis 2001


C’est une situation très préoccupante qui a provoqué le changement de législation au Portugal. Dans les années 90, on estime qu’un Portugais sur cent était dépendant de l’héroïne. Les problèmes liés à la consommation de drogues dans le pays - overdoses et infections VIH, délinquance connexe - étaient des pires en Europe.
La prohibition en place depuis 1970 - « Drogue, Folie, Mort » était le slogan - n’avait rien endigué malgré dès les années 80, l’instauration de la peine symbolique pour les usagers, et l'amorce d'une politique de réduction des risques.

Alors le Portugal a dépénalisé toutes les drogues.
Il était le premier pays à le faire. Et depuis 2001, aucun gouvernement n’a souhaité revenir sur ce changement de politique radical, efficace et audacieux, mais surtout, animé d'humanité et de pragmatisme.

La loi du 29 novembre 2000 relative aux stupéfiants a dépénalisé l’usage, la détention et l’acquisition des substances réglementées, sans distinction, si elles correspondent à une consommation personnelle.

Le texte fixe donc une quantité par substance, laquelle définit la limite entre l’usage et le trafic.
Un usager de drogues peut détenir 10 jours de sa consommation personnelle :
Héroïne, amphétamine, MDMA : 1g / cocaïne 2g / LSD 500μg / PCP 0.1g / feuilles de cannabis 25g / résine de cannabis 5g / opium 10g / etc.

L’usage constitue désormais une infraction administrative qui n’est pas nécessairement sanctionnée, l’objectif de la loi étant d’identifier les toxicomanes en difficulté pour leur apporter l’accompagnement nécessaire, traitement de substitution et/ou suivi médico-social.
Les usagers de drogues ne sont plus des délinquants, mais des citoyens susceptibles d’être en détresse avec leur consommation. (l’OMS reconnaît et définit la dépendance et son diagnostic, et le syndrome de sevrage)

La personne interpellée en possession de drogue se voit donc remettre une convocation par la police à se présenter devant une commission pour la prévention de la toxicomanie composée d’un juriste et de deux professionnels du domaine médical ou social.
S’il s’agit d’un usage récréatif sans incidence sur la santé, l’action administrative est suspendue pour une durée de 2 ans.

Le bilan 17 ans après la dépénalisation est positif.

• Les prescriptions de traitements de substitution ont augmenté, le nombre d’overdoses, de maladies infectieuses, de cas de sida a chuté,
• Le taux de décès liés à la drogue est cinq fois plus faible que la moyenne européenne,
• La police et la justice ont été soulagées de nombreuses procédures et ont intensifié leur action sur le trafic, toujours aussi sévèrement puni,
• Les saisies de drogues ont augmenté,
• l’argent public consacré à la répression de l’usage de drogues n’est plus utilisé à fonds perdus dans les budgets de la police, la justice et la prison, mais réinjecté dans la lutte contre le trafic et une politique de santé publique appropriée,
• L’usage de drogues a  globalement diminué, et de façon significative chez les jeunes.

En 2000 pourtant, le Portugal avait suscité critiques, incompréhension, rappels à la morale et à la responsabilité, et on lui avait prédit le pire. La situation sanitaire serait plus catastrophique que jamais, la consommation de drogues exploserait, et à la faveur de la levée de la prohibition, toute l'Europe viendrait se défoncer entre Porto et Lisbonne.

Démenti sur toute la ligne.
 

C’est la moraline qui altère le bon sens


En pratique ou par défaut, on observe que les lois prohibitionnistes sont sans effet sur la consommation de drogues, et que le trafic s’en accommode parfaitement.

Face à ce constat d’échec, mais restant mobilisés sur le front des problèmes engendrés par la toxicomanie, considérant que le grand écart entre santé publique et répression était inutile et intenable, beaucoup de pays ont modifié leur législation - de façons diverses, plus ou moins radicales, traitant la question du cannabis à part, ou non.
Le Portugal nous est très proche à bien des égards. Par son histoire et sa culture, par l’esprit de ses lois, il ressemble à la France, et le tournant qu’il a opéré en matière d’usage de drogues devrait inspirer le législateur... et l’opinion publique.

Objectivement, rien ne plaide en faveur de la prohibition. Et objectivement encore, l’interdit pénal est bien moins efficace que l’information, la pédagogie et la prévention. Notamment chez les jeunes que l’interdit stimule bien plus qu’il ne dissuade.
La prohibition est également une entrave aux mesures de réduction des risques, qui n’apparaissent pas comme une priorité - tant l’usager de drogues-délinquant est stigmatisé - et qui ne bénéficient pas d’une diffusion large et décomplexée pourtant indispensable.

La prohibition, c’est aussi le coût d’une répression qui n’a jamais fait ses preuves, l’argent public dilapidé en temps de terrain et de procédures, des tribunaux saturés par ces mêmes affaires, et parfois des incarcérations. La Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives estime à « un million d’heures annuelles le traitement des seules procédures d'usage de stupéfiants par la police et la justice »... des dizaines de millions d'euros de dépense publique.
Pour quels résultats depuis 1970 ?
Pour faire perdurer le mythe selon lequel la répression est la solution absolue ? Pour ne pas bousculer le citoyen-contribuable, à qui on dicte ses peurs et nomme ses boucs émissaires, pour qu'il ne soit pas trop regardant sur le coût budgétaire de cette vaine répression ? Pour donner du sens à une morale aveugle, bornée, sans queue ni tête ?

Peu importe les raisons pour laquelle elle dure, s'enracine envers et contre tout, et que la société s’en satisfait, tous les indicateurs le prouvent, tous les modèles autres que la prohibition aussi : la répression de l’usage de drogues est absurde. Absurde, inéquitable et contre-productive.

Il est temps que la loi française qui réprime cette pratique fasse preuve de maturité, de responsabilité, de réalisme, au lieu d’obéir à des idéologies et principes moraux juste bons à fabriquer une illusion de sécurité pour les uns, et une précarité sanitaire et sociale pour les autres.

C. da Agra, professeur de criminologie à l’université de Porto dit de la loi portugaise qu’elle est à la fois juste et efficace car « les principes remplacent les slogans, les préjugés le sont par la connaissance, le dogme s’efface devant le pragmatisme. »

Quand j’étais flic, j’ai fait relever des manches avant de faire vider des poches. Dans ces poches, j’ai trouvé des seringues, des doses de came, des cailloux de crack, des barrettes de shit, des petits sachets d’herbe, des pilules qui s’effritaient, et parfois rien. J’ai découvert des corps affalés dans des caves, entre des poubelles dans des locaux puants, dans des entrées d’immeuble, seringue dans le bras, des corps souvent jeunes, et d’autres qui avaient l’air vieux mais qui ne l’étaient pas tant que ça. Il y en a que j’ai réussi à "réveiller", je savais bien m’y prendre, et ces jours-là mon métier avait un sens particulier. Mais je n’ai pas souvenir avoir fait une seule affaire de simple usage de drogues. À quoi bon ? Marquer mon territoire ? Faire du chiffre ? Est-ce que la place d’un toxicomane ou d’un fumeur d’herbe est dans une garde à vue ? En quoi ça sert les intérêts de la personne ou de la société ?

 

lire aussi :

 

quelques sources et références :

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Bénédicte Desforges, ex lieutenant de police

#drogues & législation

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A
Bonjour, c'est vraiment un excellent article ! J'ai toujours entendu depuis des années ce débat sur la dépénalisation, la France serait capable de gérer cela mais rien n'avance réellement. Récemment, de nouvelles mesures ont été prises et ne semblent pas aller vers le chemin de la dépénalisation.
Répondre
B
Bonjour Adrien,<br /> En effet, la France ne semble pas vraiment disposée à faire évoluer sa législation. La répression, et toujours plus, continue d'être la seule réponse envisagée.
Y
Bonjour,<br /> Pour préciser un petit détail, si 60 % des dossiers d'ILS concernent l'usage, c'est aussi pour des raisons bassement pratiques : l'usage est un délit qui relève du tribunal correctionnel statuant à juge unique. Tous les autres sont de la compétence du TC en collégiale. Donc on a une furieuse tendance à faire disparaître l'acquisition et/ou la détention pour ne pas surcharger les juridictions statuant sur les dossiers considérés comme plus importants. Et ce sont évidemment les audiences à juge unique qui se retrouvent saturées de ce genre de procédures stériles, les obligations de soins étant d'ailleurs assez rarement prononcées parce que les services de probation croulent eux aussi sous les mesures.<br /> Bref, l'efficacité à l'Etat pur.
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V
Encore un très bon papier, merci Bénédicte.<br /> <br /> Cette question est aussi un bon exemple du dysfonctionnement de notre pays dans le traitement d'autres sujets de société. Tiens par exemple, la question de la délinquance économico-politique...Lorsque l'on compare nos dispositifs avec ceux des autres pays d'Europe de l'Ouest (du Nord au Sud) notre retard sur ce point est édifiant, lui aussi...On est quelque part entre le Maroc et l'Espagne...Enfin, si on veut rester positif, on pourra sire que cela nous laisse une confortable marge de progrès...
Répondre
B
Bonsoir Vincent,<br /> C'est moi qui te remercie d'avoir pris le temps de lire ce topo.<br /> Je ne qualifierais pas cette législation de retard par rapport à ce qui se fait ailleurs, je crois que c'est vraiment un choix idéologique au long cours. En tout cas c'est un sujet vraiment intéressant à tous points de vue, une balance entre la santé, le droit pénal et les libertés individuelles. Il y a beaucoup à en dire...