Politique du chiffre et délit d'usage de stupéfiants

6 Octobre 2018

Pour bien comprendre la politique de répression de l’usage de drogues, et l’obsession de la police pour la chasse aux usagers, il est nécessaire de décrypter la logique de rentabilité qui anime et pervertit l’activité policière.
L’usage de stupéfiant est un délit mineur, sans victime, sans plaignant, sans danger pour autrui, sans incidence sur la résolution des enquêtes de trafic, sa répression n’est pas dissuasive, mais elle constitue néanmoins une proportion déraisonnable de l’activité policière.

La politique du chiffre est le moteur de l’activité de la police. À la qualité du travail accompli, l’administration préfère et exige de la quantité. C’est un système pervers et toxique dont les perdants sont la sécurité et le service public.

La sécurité étant un levier électoral et un outil de communication politique de premier choix, peu importe le sacrifice du qualitatif, il faut lui associer un plan com' efficace : c’est le chiffre de la délinquance. Celui-ci doit être lisible et sembler explicite pour l’opinion, et exprimer un état des lieux - dont la réalité importe moins que ce qu’on veut lui faire dire - mais en même temps, ces statistiques doivent être d’une conception suffisamment complexe pour décourager d’y regarder de plus près. On y trouve une juxtaposition de faits constatés et faits élucidés, des atteintes aux personnes et aux biens, des infractions avec et sans violence, des infractions avec et sans victime, les plaignants, auteurs et victimes sont mélangés dans la même soupe de chiffres, etc, autant de données qui de toute façon seront très peu exploitées par la police, tant la politique du chiffre est tenace, et rafle la mise face à toute stratégie cohérente à long terme de sécurité publique et de lutte contre la délinquance.

La police doit donc être en mesure de faire état de sa productivité. Comme une usine. Or la sécurité, ce que la police est censée vendre, c’est précisément quand il n’y a rien à compter. La prévention, par exemple, n’est pas comptabilisable alors qu’elle est le meilleur atout contre l’insécurité et la criminalité. Elle est efficace mais pas "rentable". Du coup, on n’en tient peu compte, elle est négligée, les flics oublient que répression et prévention jouent un équilibre juste, et sont les deux composantes indispensables du service public qu’est la police.
Le mot même a disparu des discours politiques sécuritaires. La prévention est tombée en désuétude - comme le gardien de la Paix devenu une anxiogène "force de sécurité" - et à la présence policière s’est substituée une police d’intervention.

Alors au lieu de fabriquer de la sécurité, la police fabrique des infractions et des délinquants.
C’est ce qu’on appelle les infractions révélées par l'action des services (IRAS).

Par opposition aux infractions constatées (homicides, cambriolages, etc, et plaintes enregistrées) qui feront l’objet d’enquêtes avec un taux d’élucidation incertain, les IRAS représentent la part proactive de l’activité policière.

Ces infractions, parmi lesquelles on trouve entre autres les infractions à la législation sur les stupéfiants (ILS), celles au séjour des étrangers, les faux papiers, port d’armes prohibées, sont pour la plupart relevées lors de contrôles d’identité. Elles ont l’avantage comptable de présenter un taux d’élucidation de 100% : aussitôt constaté, le délit est élucidé. Et il n’y a ni enquête ni victime. Faisant partie du chiffre global de la délinquance, les IRAS boostent celui-ci en relevant la moyenne de l’élucidation : une plainte contre X pour viol + une boulette de shit = un taux d’élucidation de 50%, ce qui est une excellente "performance"…
Sur l’État 4001 tableau compilant l’ensemble des crimes et délits (sauf routiers) ce taux peut même dépasser 100% pour les ILS…
De la pure dopamine mathématique pour la politique du chiffre.

Sur une période d’un an, de septembre 2014 à août 2015 (je n’ai pas trouvé plus récent avec les précisions voulues) pour la police et la gendarmerie, on compte 207 300 infractions à la législation sur les stupéfiants :
 - 175 745 pour usage de stupéfiants
 - 19 389, usage-revente
 - 7159, trafic-revente sans usage
 - 5007, autres ILS (provocation à l’usage, etc.)
Tandis que seulement 3.4% des ILS concerne le trafic, l’usage de stups représente 85% des ILS, soit 56% des IRAS.
Autrement dit, les forces de l’ordre, quand elles en ont l’initiative, consacrent plus de la moitié de leur activité à la répression de l’usage de drogues, dont 90% de cannabis.

En même temps que les effectifs de police stagnent, les interpellations pour ILS sont en constante augmentation, c’est dire l’appétit pour cette répression.
Du mois d’août 2017 à juillet 2018 : 224 031 ILS dont 183 795 pour usage de drogues, soit 83% des ILS (nombre d’IRAS non communiqué)

Le temps est révolu où les flics de terrain mettaient leur autonomie et leur libre arbitre au service d’une activité utile et valorisante. Ils pouvaient consacrer des heures, des jours, à observer, fouiner, recueillir des renseignements, pour mettre au point une interpellation, avec une procédure qui tient la route, et avoir à la clé la satisfaction d’avoir rendu un vrai service à la société en envoyant devant la justice de vrais délinquants. Ignorer de petites infractions était un choix délibéré, presque une question d’amour-propre, au mépris de consignes de "chiffre" qui n’étaient pas encore le mode standardisé de fonctionnement policier.

Aujourd’hui, il n’est pas question pour un flic de rentrer les mains vides, il est sous pression et paramétré pour faire du chiffre. Et il l’est d’autant plus que son activité intéresse toute la chaine hiérarchique au dessus de lui, qui encaisse chaque mois des indemnités de responsabilité et de performance (IRP) (l’équivalent gendarme est l’IFR).

La politique du chiffre est donc systémique : chaque officier, commissaire et directeur est comptable des résultats de ses subordonnés, lesquels œuvreront à la performance de la brigade ou du service, et serviront déroulement de carrière, réputation, et rémunération de leur hiérarchie.
Du coté des officiers, la part fixe de l’IRP atteint 600 euros mensuels pour le grade de commandant. Chez les commissaires de police, cette part de l’indemnité s’échelonne selon le grade de 1080 à 2421 euros par mois.
À cette part fixe de l’IRP s’ajoute une part variable selon les résultats chiffrés qui peut s’élever jusqu’à 40% de la part fixe. Cette part correspondant à la performance est toutefois contingentée : elle ne sera attribuée qu’à un pourcentage prédéfini du corps des officiers et celui des commissaires, ce qui peut avoir comme effet de booster la course aux résultats entre chefs…
Pour certains postes dits difficiles ou très difficiles, la part variable de l’IRP est automatiquement incluse dans la prime mensuelle. À noter que certains de ces postes laissent rêveur… bref.

Quant au gardien de la Paix, si les bonnes grâces de son chef ou le hasard lui sourit, il touchera une fois dans l’année une sorte de bakchich appelé prime au mérite. Cette gratification dont la répartition n’est pas toujours objective génère un état d’esprit délétère dans les services mais galvanise la course au chiffre.

Tout ça pour dire que l’enjeu de la politique du chiffre est solide et motivant. Plus personne ne devrait s’étonner quand un chef de service dit à ses troupes, sans complexe ni paraphrase, qu’il préfère qu’on lui colle dix fumeurs de pétards en garde à vue qu’un braqueur.
Les IRAS sont donc le reflet de l’initiative et des priorités des policiers sur le terrain, mais surtout, cette activité, mesurée par le taux d’élucidation, est très sensible aux consignes.

Les objectifs chiffrés de la clique Sarkozy n’étaient pas un secret. Ce concept absurde consistait à définir la délinquance avant qu’elle ait eu lieu. Les consignes pouvaient alors ressembler à un inventaire de Prévert… Pour la fin de la semaine vous me servirez 13 ports d’arme blanche, 38 ILS, 1 proxénète, 24 feux rouges et 1 fermeture administrative de bistro.
Et puis il y a eu Valls au ministère de l’Intérieur qui de façon surprenante dans son discours cadre sur la sécurité a parfaitement défini la politique du chiffre. Imposture, opacité, porte ouverte à la manipulation des statistiques, outil calibré pour l’instrumentalisation politique et médiatique - exigeant que sans délai, ces pratiques cessent au nom du service public.

Par la suite, les objectifs statistiques se sont faits plus discrets, et les bilans de la criminalité moins détaillés, mais rien n’a changé. Le corps des commissaires est le gardien du chiffre et l’interface opaque entre la police et le ministère de l’Intérieur. Rien ne semble remettre en cause ces primes, et la façon de les engraisser. Ni cette énorme dépense de l’État, cet argent public dédié à la communication sur la sécurité plutôt qu’à celle-ci.
Les réserves quant à la fabrication et la manipulation des chiffres ont toutefois fait l’objet d’une mission d’information relative à la mesure statistique des délinquances et de leurs  conséquences et d’un rapport de la commission des lois en 2013 et ont été réitérées par le Sénat dans son rapport de la commission des finances sur le projet de loi de finances pour 2017.

Alors même si dans les hautes sphères de la police, il est de bon ton de nier la politique du chiffre - elle serait même une légende urbaine – au-delà d’une lecture attentive des chiffres,  l’existence même de l’IRP, et notamment de la lettre P, est l’affirmation d’un management basé sur le rendement.
La priorité n’est pas tant de générer de la sécurité et lutter contre la délinquance que d’entretenir une confusion entre activité et efficacité policière, et alimenter les statistiques de délits insignifiants qui font grimper le taux d’élucidation global.
Et d’ailleurs, qu’importe l’éthique et l’intégrité, si le taux d’élucidation ne suffit pas dans l’équation, il y a encore des solutions : ordonner une augmentation des IRAS, déqualifier certaines infractions, en reporter le mois suivant, dissuader la prise de plaintes… Une tradition de falsification indécente qui a même intéressé l’IGPN plus d’une fois.
Les statistiques ne sont pas un outil réaliste d’évaluation de la délinquance sur lequel s’appuyer pour orienter l’action policière, mais une fin en soi.

Les IRAS, et le délit d’usage de stupéfiants en particulier, sont donc essentiels à ce système qui s’enrayerait si l’usage de drogues était dépénalisé (que ce soit de fait par une pratique policière qui négligerait ce délit, ou par la loi).
Si a contrario la politique du chiffre cessait, il y aurait  moins d’obstruction à débattre de la dépénalisation de l’usage de drogues parce que sa répression, dont on sait qu’elle est vaine à tout point de vue, qu’elle est couteuse et encombre inutilement toute la chaine pénale, ne serait plus d’aucune utilité à cette bureaucratie du chiffre.

Il faut donc aller chercher des usagers de drogues, et tout commence par un contrôle d’identité, une palpation, et une fouille des poches qui ne doit rien au hasard. Toujours les mêmes poches, mêmes personnes, mêmes quartiers, à croire qu’il s’agit d’un prétexte : réprimer l’usager davantage que le délit d’usage, et qui il est plutôt que ce qu’il a fait.
Tandis que les statistiques indiquent que toutes les classes et tranches d’âge sont concernées par les drogues, la population ciblée par la répression est jeune, issue de l’immigration et la plus vulnérable d’un point de vue économique et social.

Là où l’apaisement entre police et population est urgent, la politique du chiffre attise défiance et haine réciproques et le fragile lien social se délite. Sur le terrain c’est un bras de fer à coups de violences, provocations, harcèlement et contrôles répétés. Tout ça pour si peu, pour des mots et des discours - des coups de karcher à la reconquête républicaine de territoiresmêmes logiques et mêmes échecs.
La mise en place de l’amende forfaitaire délictuelle de 200€ et la systématisation de la répression aggravera un peu plus la situation, le délit d’usage de stupéfiants verbalisé sur place par cette procédure simplifiée est un appel d’air à la course au chiffre. S’y ajouteront sans doute des outrages et rebellions du fait de l’amende elle-même.

La culture policière est marquée par une tradition de postulats indéboulonnables, tels que le laxisme de la justice, le gauchisme des juges, le coût des étrangers, l’oisiveté des jeunes, et par la désignation d’un certain nombre de boucs émissaires. Le penchant raciste qui, même s’il s’estompe à la faveur d’un recrutement diversifié, est toujours présent et susceptible d’orienter et justifier des choix d’activité. Je ne suis pas raciste mais…  ce sont toujours les mêmes qui… l’analyse sociologique s’arrête là et se veut irréfutable.
Conservatisme et morale sont aussi des marqueurs forts de cette culture, ponctuée de leitmotivs. On est le dernier rempart... dans un monde binaire de bien et de mal, peuplé d’honnêtes citoyens et des autres. La drogue c’est mal. Alors qu’on sait aujourd’hui que la répression c’est pire, la police intensifie la traque aux usagers. Il en restera toujours une sorte de mesure de rétorsion appliquée à une population qu’on aime détester. Force doit rester à la loi dit-elle encore, même si cette loi n’a jamais fait ses preuves, et que la pratique assidue de cette répression n’est pas à mettre au crédit de l’efficacité ni du sens du discernement policier. Mais sans doute faut-il s’en persuader pour ne pas complètement s’effondrer, pour l’illusion d’un métier qui fait sens, quand on sait qu’on est le rouage essentiel d’un système terriblement discutable, et d’une sorte de chaine alimentaire élucidée à 100% qui, entre autres trajectoires douteuses, va de la poche de l’usager de drogue à celle du commissaire de police.


sources :


à lire :


collectif Police Contre la Prohibition   

Bénédicte Desforges, ex lieutenant de police

#drogues & législation, #politique du chiffre

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