La blessure

30 Décembre 2007

  Noël ou jour de l’an, je ne me souviens pas. Ce n’était qu’un jour prétexte, un jour pour manger et boire, pour faire sauter des bouchons de champagne à la même heure que tout le monde, avec les mêmes cris de joie que tout le monde. Un jour pour se réunir, pour être heureux, un jour pour s’inventer une famille.
  Il faisait froid comme sur une carte postale givrée, mais les décorations de ce soir-là étaient ces boules bleues de tous les jours qui envoient de longs éclairs circulaires et blafards. Les pères noël étaient en bleu, portaient des gants noirs et avaient froid aux pieds. 
Ce jour-là, on travaillait.
  L’appel s’est déroulé comme d’habitude, nous équipions quatre voitures de patrouille. Le chef de brigade nous a glissé un « bonnes fêtes » aussi malicieux que peu convaincant en nous indiquant nos secteurs.
  « Bonnes fêtes, chef ! Vous rentrez chez vous ou vous nous attendez ?
  - Vous rigolez ou quoi ? Je m’en vais dîner, là. Saumon et tout le tremblement. Allez, bon kebab les gars !
  - Chef, vous êtes ignoble. Bon appétit et à demain. »
On a attendu qu’il ait quitté la salle, on a fermé la porte, il n’y avait plus un bruit dans tout le bâtiment, et on a éclaté de rire. On s’est frotté les mains, je voyais comme des étoiles dans les yeux de mes collègues.
  « Bon, on y va ? On va lui faire sa fête ? Vous êtes sûrs qu’il est chez lui ?
  - Sûr et certain. Il n'a pas bougé depuis ce matin. On a vérifié et sa voiture est sur son parking.
  - Vous avez tout ce qu’il faut ?
  - Oui. Le matos est réparti entre les voitures.
  - Vous avez pensé à prendre des fringues civiles dans les sacs ?
  - Évidemment. C’est pas le jour à se faire repérer.
  - Terrible. On va le cueillir à froid. Il ne va pas s’y attendre. Il doit être comme un con devant sa télé. Allez, c’est parti ! »
  On a quitté le sous-sol, en sortant on a croisé quelques collègues et on s’est composé des figures d’ennui et de lassitude de circonstance. La fête… On a rejoint nos voitures de service, et on a annoncé qu’on quittait la base et qu’on se dirigeait vers nos secteurs respectifs. On n’a pas bougé. Une police-secours est partie en trombe devant nous, et quand tout fut calme nous avons avancé doucement et tous feux éteints vers le parking souterrain ou nous avons garé les voitures le moins en vue possible.
  « C’est risqué quand même de laisser les voitures là… si on nous appelle…
  - Oui, mais c’est encore plus risqué d’aller dans sa cité pourrie avec les caisses de service. Avec nos voitures à nous, c’est plus discret.
  - Putain de cité, c’est vrai. Cité Picasso, ça ne peut qu’être moche…
  - Comment peut-on habiter là… Faut le vouloir…
  - Il n’a pas voulu, il lui fallait un rez-de-chaussée vu ses activités. Il n’a pas eu le choix, il n’y avait que là. »
Je pense à la cité Picasso, et un frisson me parcourt.
  On a vérifié qu’on avait tout ce qu’il fallait dans les coffres, on a enlevé nos ceinturons et matraques, on a replacé nos armes sur nous dans des étuis civils ou des holsters, et on a enfilé des blousons par-dessus nos uniformes. On s’est entassés dans deux voitures. On a quitté le parking, on s’est cachés encore une fois en se recroquevillant derrière les sièges, en passant non loin du planton, et on a filé vers la cité.
  Là-bas tout était sombre et sinistre comme chaque autre jour de l’année. De pauvres poubelles gisaient, renversées par des vents de rage, et quelques voitures reposaient sur leurs essieux rouillés. A nouveau, on a éteint les phares.
  « Il ne faut pas qu’il puisse nous voir de sa fenêtre, sinon tout le plan est foutu.
  - On va se garer coté rue, et on fera le tour du bâtiment. »
On a stationné les voitures sous un réverbère, on a pris avec nous tout ce qu’on avait caché avec précaution dans les coffres.
  « Plus un bruit jusqu’à sa porte maintenant… »
Sans un mot ni murmure échangé, nous nous sommes tous retrouvés devant cette porte à la peinture écaillée avec ce nom qu’on connaissait si bien sur la sonnette.
  « Police ! POLICE ! Ouvrez ou on défonce tout ! »
La porte s’entrouvre…
  « Putain mais vous êtes dingues ou quoi ? Oh non ! C’est vous ? Mes amis, vous êtes tous là ? Vous êtes dingues, vous êtes des dingues ! Rentrez bande de dingues ! »
  Il a fait une marche arrière avec son fauteuil roulant, et on s’est engouffrés chez lui. Et il a ri et on a ri. Et on a sorti de nos sacs des bouteilles de champagne, de vin, des huîtres, des salades, des fruits, des glaces et des coupes en plastique. On lui a servi le vin doré, on a fait faire trois tours sur lui-même au fauteuil roulant, comme une toupie, et il a envoyé des bulles de champagne partout. On a jeté des cacahuètes en l’air comme des confettis. Et on a mis le couvert, on s’est tous installés autour du festin, lui à la plus belle place, et nous tout autour de lui. La radio posée sur la table nous racontait des fêtes qui tournent mal, ailleurs, loin de là. Et nous on riait encore et on faisait comme si rien d’autre n’existait que nous et lui. Du coin de l’œil, je l’observais. La cambrure de ses mains trahissait l’aggravation d’atteintes du système nerveux. Mais alors même qu’il faisait tomber son verre, il avait l’air de s’en foutre, alors on faisait pareil. On a parlé de tout, de rien et d’histoires drôles. On a vidé toutes les bouteilles.
  Comme il avait l’air fatigué, et qu’il était tard, on a commencé à faire un peu de ménage. J’ai poussé le fauteuil roulant jusqu’à la salle de bain parce qu’on s’était aspergés de champagne et qu’il m’a demandé de l’aider à lui laver les cheveux. Et on a encore ri dans les bulles de savon.
  On l’a tous embrassé et on lui a dit au revoir. On a quitté son rez-de-chaussée en empruntant la rampe de béton rendue glissante par le gel, qu’il descendait et montait chaque jour pour se rendre aux quelques commerces d’en face. On est remontés en silence dans les voitures.
  « Pourquoi tu pleures ?
  - Je ne pleure pas.
  - Si, tu pleures. Pourquoi tu pleures ?
  - J’ai trop bu.
  - C’est pas ça. Dis-moi…
  - C’est la photo.
  - Quelle photo ?
  - Celle où il est en uniforme, juste avant le flingage…
  - J’ai vu aussi.
  - Ça fait mal. Ça fait mal, merde.
  - Je sais…
  - À cet âge. Une rafale qui te coupe la colonne vertébrale en deux, c’est pas juste.
  - Non, c’est pas juste.
  - J’ai mal.
  - Moi aussi j’ai mal. Mais aujourd’hui c’était la fête. » 

texte extrait de Police Mon Amour

Bénédicte Desforges

#chroniques d'un flic ordinaire

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
laisser un commentaire