Insécurité des mots - criminalité et délinquants (2/3)

1 Juin 2016

juin 2010


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"racaille"
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"incivilités"


  Il y avait dans les missions de la police, la lutte contre la délinquance.
  Mais le mot est usé et manque de ferveur à la tâche. La lutte n’est plus d’actualité, la lutte c’est mou du genou. Outre la dimension répressive de la "lutte", le sens du mot y inclut ce qui est du domaine préventif et informatif, tandis que le combat appartient aux ardeurs des phases terminales. Il faut remplacer la lutte par le mot combat, et la dimension urgente et dramatique devient aussitôt une évidence.
Alors même si l’énergie était la même dans la lutte, le politique, suivi par le médiatique, évoque désormais un combat contre la délinquance.

  Cette police exponentiellement rebaptisée ne pouvait décemment continuer à patrouiller sur des secteurs. Le paysage devait aussi changer. On parle aujourd’hui de territoires. Un dealer ne vend plus dans son quartier, mais il a le contrôle d’un territoire.
 Le maintien de l’ordre - association de mots pourtant impopulaire, synonyme de procédé fasciste il y a vingt ans pour certains - est désormais un objectif d’envergure inadaptée au choix de société qui semble s’affirmer. Maintenant, les criminologues agréés parlent de pacification.
 Les vieux flics ont connu dans les faits de délinquance communs, le trafic de drogue, le recel de vol, et autres atteintes aux biens du même ordre. Ils sont priés de se mettre à la page, de ne plus parler de "deal" ou de "fourgue" mais d’économie souterraine. C’est vrai que ça a tout de suite une autre résonnance. Ça fout les pétoches au citoyen-électeur parce que c’est souterrain. C’est localisé au même endroit invisible que les réseaux dormants, quelque part entre chez lui et pas loin.
L’économie souterraine, ça se chante comme la dissimulation d’une organisation tentaculaire et bien rodée, donc – aussi - le message d’un constat d’échec. Autant d’angoisse et de fantasme pour une population élevée à la soupe sécuritaire, qu’il y a d’adrénaline dans le flagrant délit pour un flic. La sécurité, c’est désormais le vertige des deux infinis.

  Certains services de police sont qualifiés par les mêmes criminologues-communicants d’offensifs. Lors d’un débat télé, j’avais demandé à une éminence de l’ONDRP* pourquoi il utilisait ce langage de guerre (j’avais spontanément pensé à la grenade offensive, association d’idée, allez comprendre…) et pourquoi il fallait que le mot "répressif" tombe lui aussi en désuétude, alors qu’il était précisément et exactement adapté au travail policier.
La répression ne satisfait plus la rhétorique, elle n’a plus de relief, elle a trop servi aussi, le mot s’émousse, il faut passer à l’offensive. Il n’a pas répondu.

  Mais contre qui ?
  Aujourd’hui on dit surtout les jeunes. La seule précision apportée est en bande ou mineurs. S’ils sont plus de trois, on parle de bande organisée, s’ils sont mineurs, il est d’usage à intervalles réguliers (le temps d’oublier) d’évoquer des couvre-feux. Le couvre-feu est une mesure prévue par la Constitution en cas d’état de crise ou état de siège. C’est dire que ça ne rigole pas, là.
  On dit aussi racaille si on est président de la République. On peut dire crapauds si on est flic et qu’on aime bien les baragouins d’initiés.
  Avant, en situation de troubles à l’ordre public par exemple, on parlait de casseurs. Ou encore - avec un brin de paranoïa - des autonomes, anarchistes ou autres dénominations appartenant à un folklore politique. Par ailleurs on parlait de délinquants. Tout simplement. Ou de voyous. Au moins, ces gens-là avaient un qualificatif.
Aujourd’hui ce sont des jeunes… c’est dire le potentiel de dangerosité de cette tranche d’âge. (même si c’est une permanence dans le temps de voir les adultes redouter et s’effaroucher de leurs propres rejetons… une France vieillissante n’arrangeant rien.)

  Le métier de policier se concentre autour de mots forts, et se précise dans son appellation, tandis que sa clientèle de prédilection s’imprécise faute de mots. A cause d’une amnésie du langage pour désigner ceux qui tombent sous le coup de la loi, l’ambiance vire anxiogène. Si le délinquant est flou, s’il n’est personne, c’est qu’il peut être tout le monde.

  Il y avait également - et il y a toujours - des pointures, des criminels sanguinaires, des fous, des braqueurs qui n’avaient peur de rien et qui tiraient à l’arme lourde si leur plan était contrarié. Aujourd’hui on dit arme de guerre en cas de vol à main armée. Mais ce sont toujours des pistolets mitrailleurs, kalachnikovs, etc, bref, de mémoire de flic, personne n’est jamais monté au braquage avec des pistolets à billes. Mais il semblait opportun d’introduire le mot guerre dans la désignation de l’arsenal du grand banditisme - qu’on préfère d’ailleurs appeler crime organisé, même s’ils ont toujours été assez doués pour l’organisation, et ça depuis très longtemps. Le vol à main armée bénéficie aujourd’hui de la libre circulation européenne, mais la pratique reste la même.

  Le décèlement précoce est une notion nouvelle, également énoncée par la criminologie new-wave.
L’objectif de cette méthodologie est d’identifier les délinquants avant qu’ils ne le deviennent (exemple : les non-délinquants en bas-âge) ET les infractions avant qu’elles n’aient eu lieu (par exemple, avec la très populaire vidéosurveillance, pardon : vidéoprotection). Autrement dit, procéder à un contrôle permanent d’à peu près tout le monde, et – c’est un point de vue - le très cartésien monsieur-tout-le-monde aime à dire « quelle importance si on n’a rien à se reprocher !...»
  C’est une drôlement bonne idée, non ? Mais il va falloir faire cohabiter dans la loi et la procédure pénales, le décèlement précoce avec la présomption d’innocence. Et aussi avec les libertés constitutionnelles, les droits de l'Homme, et tout ce genre de dispositions à la sauce Vème république.

*ONDRP : Observatoire National de la Délinquance et de la Réponse Pénale


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Bénédicte Desforges

#actu police, #revue de presse

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A
<br /> Ce n'est pas très gentil tout ça ... (com précédent)<br /> <br /> Heureux de ce billet sur le vocabulaire, surtout concernant les jeunes.<br /> <br /> Je trouve les anecdotes très bien faites, que ce soit pour le grand public ou les fonctionnaires de police. Certes, ils n'aident pas les fonctionanires mais le but premier n'est pas là, je crois et<br /> loin de là. Pour le publique c'est comprendre et voir différemment la réalité comme décrite par les médias.<br /> <br /> Les points de vue différents c'est essentiel.<br /> <br /> Bon courage encore pour la suite, il est temps de dormir<br /> <br /> <br /> En ce qui concerne les identité, pas de soucis, il y a les IPs et avec Hadopi toussa IP=identité du titulaire de ligne.<br /> Quand on en a pas deux, elles ne se sont pas non plus déplacées là haut.<br /> <br /> Je dis n'importe quoi :p<br /> <br /> Enfin tout ça c'était pour amorcer sur le fait de la vie privée qui n'existe plus beaucoup... Tout comme la liberté d'opinion et d'expression.<br /> <br /> Aujourd'hui, la surveillance est plus que de mise, mais pour qui ? pourquoi ?<br /> <br /> Le boycotte est interdit (1an, 15000€) depuis peu.<br /> Les réseaux sociaux ne sont pas considérés comme privés.<br /> La vidéo-protection est partout (Gare de strasbourg 200 caméras)<br /> Les taxes augmentent de partout (20Millions pour la CNC, internet 3€+/mois, taxe audiovisuelle pour tout le monde, abo téléphone en cours, augmentation place de cinéma, augmentation des impots)<br /> <br /> <br />
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L
<br /> je n'ai pas de nom, puisque d'autorité tu me donnes un pénom "flic ordinaire". Je suis flic depuis 21 ans et toujours en activité. Je ne me reconnais pas dans tes diatribes et ton inconséquence. CE<br /> QUE TU RACONTES DANS TES BOUQUINS, NE SE RACONTE PAS, CA SE VIT. TU NE NOUS AIDES PAS, APPRENDS A CONDUIRE VITE ET BIEN !<br /> <br /> <br />
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L
<br /> <br /> Pas la peine de se mettre dans un état pareil !<br /> ...et puis tu sais, ce n'est pas grave si tu ne t'y reconnais pas dans tout ça.<br /> Quant au nom et au mail, pas important. S'il y avait le double de couilles que de mecs par ici, ça se saurait ;)<br /> <br /> <br /> <br />
C
<br /> Bonjour,<br /> La notion d'économie souterraine est née au ministère des finances dans les années 90 et ne recouvrait au départ que le travail clandestin (j'ai participé aux travaux d'adoption de la loi du 11<br /> mars 1997 relative à la lutte contre le travail clandestin). Economie souterraine ça faisait plus joli que travail clandestin.<br /> Par ailleurs, je me demandais si on parlait encore de "bavure" lorsque des policiers tabassent un jeune qui leur fait un geste obscène (comme la presse gratuite l'a relaté récemment) ou si ce terme<br /> avait évolué avec le reste.<br /> CH<br /> <br /> <br />
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N
<br /> Ce qui est terrible dans cette "nov langue", c'est qu'elle est parlée couramment par des spécialistes de la rhétorique qui, comme dans le sketch de Franck LEPAGE (cherchez sur Dailymotion)nous<br /> roulent dans la farine par trop de rhétorique dégoulinante, poisseuse et sans logique.<br /> Le flic de base lui, est toujours confronté aux mêmes problèmes sauf qu'on lui dit tous les dix ans environ qu'il n'a rien compris et qu'on va lui apprendre à faire de la police, par exemple :<br /> pour se "rapprocher de la population", faire de la "proximité", toucher du doigt (ou du poing) des populations "en grande souffrance" etc etc....<br /> A l'inverse, on utilise la "nov langue" dans des termes guerriers tels que "impacter", "prioriser", "atteindre ses objectifs", surveiller ses "tableaux de bord".<br /> Le tout pour faire une police plus virtuelle que jamais, en décrochage total avec la réalité qui , certes, ne sera jamais aussi lisse qu'un beau tableau rempli de statistiques rassurantes...<br /> Cette rhétorique mensongère tue le métier mais cela ne date pas d'hier...<br /> J'ai feuilleté "le dictionnaire de la racaille" écrit par un commissaire dans les années 1830 et j'ai eu la surprise de constater qu'il dénonçait les mêmes impostures...<br /> Qu'importe la situation, fusse t elle critique, le technocrate a toujours le dernier mot sous forme de langue de bois et de théorie fumeuse.<br /> IL faut rassurer la populace et si on a pas les moyens de sa politique et bien on lui fait passer les vessies pour des lanternes...<br /> <br /> <br />
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L
<br /> <br /> Je suis d'accord.<br /> Et il y a des choses qui changent et s'aggravent beaucoup moins vite que le langage.<br /> Ceux qui pensent que c'est un détail se trompent. Ce sont bien les mots qui véhiculent le sens de ce qu'ils désignent.<br /> Les gourous catatstrophistes sont des nuisibles.<br /> J'enfonce des portes ouvertes ? Pas grave.<br /> <br /> <br /> <br />
M
<br /> Comme toi j'ai remarqué cette évolution dans les termes, mais bien sûr c'est écrit avec talent et une maîtrise de la langue française que je suis loin d'avoir.<br /> Voici encore quelques modifications que j'ai relevées en Belgique, dans le langage policier, ou supposé tel.<br /> On ne parle plus non plus "maintien et rétablissement de l'ordre publique", mais de "gestion négociée de l'espace publique" ce qui transforme d'office le flic matraqueur en un négociateur d'espace,<br /> c'est presque poétique, non ?<br /> Face à lui, il n'y a plus "d'adversaire", c'est trop conflictuel, on se contente d'un "opposant".<br /> "L'usage de la force" qui est selon certains criminologues l'apanage de la police n'existe plus (snif, plus moyen de se défouler), non, non Monsieur, nous devons maintenant "recourir à la<br /> contrainte". D'où l'expression bien connue 'si tu ne te calmes pas, tu vas recevoir une bonne contrainte dans ta figure' (encore que je ne sois pas sûr du mot 'figure')<br /> De même on ne parle plus "d'agent de quartier", mais d'un "inspecteur de proximité". Oui, parce que chez nous, le grand concept, c'est "la police de proximité", orientée vers l'extérieur (avant<br /> c'est vrai on restait tous à taper la carte dans les commissariats) qui vise la résolution de problèmes (encore une belle façon de déplacer les responsabilités car on sait tous que la criminalité<br /> N'est PAS liée aux conditions socio-économiques) et le partenariat (avec des institutions qui ne sont pas demanderesses).<br /> Par contre, au 101 (votre 18 je crois) beaucoup d'appelants sont connus maintenant sous le doux vocable de "groseilles" en référence au cinéma sans doute (La vie est un long fleuve tranquille).<br /> Sans oublier les fameux "allochtones" (http://fr.wikipedia.org/wiki/Allochtone) qui ne sont pas des gens qui répondent au téléphones. Mais attention Béné, il y a de bons allochtones, enfin...<br /> j'espère, j'en suis un...<br /> <br /> <br />
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L
<br /> <br /> Vous êtes vraiment bizarres, vous les Belges ! <br /> [discrimination positive]<br /> <br /> <br /> <br />
H
<br /> Les commentaires sous les photos sont bien vus. La chienlit germanopratine soixante-huitarde était bien de la racaille, à ceci près qu'aujourd'hui bon nombre occupent de confortables postes dans<br /> les média d'opinion à partir desquels ils peuvent intoxiquer la population.<br /> <br /> <br />
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L
<br /> <br /> Ce n'était pas du tout le parallèle que je voulais faire, mais bon.<br /> <br /> <br /> <br />
A
<br /> Quand la réalité du terrain est passée à la moulinette de la communication ça donne à peu près ça :<br /> <br /> j'ai fait une patrouille pédestre sur mon secteur avec mes collègues pour arrêter un imbécile qui met le feu aux poubelles : sans suite...<br /> <br /> Soit : "les forces de sécurité ont employé cette nuit des méthodes offensives afin d'interpeller un délinquant notoire qui crée des violences urbaines sur un territoire qu'il contrôle à l'aide de<br /> moyens incendiaires dangereux. Ce dernier a encore su se déjouer de la police."<br /> <br /> Excellent billet comme d'habitude qui traduit parfaitement ma pensée, des bizettes.<br /> <br /> <br />
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N
<br /> Bonjour,<br /> <br /> j'apprécie beaucoup vos billets, et particulièrement cette série en cours sur la novlangue de la délinquance. Si je puis me permettre une remarque sur l'usage du mot "arme de guerre" par rapport au<br /> simple mot "arme": je pense qu'il s'agit d'insister sur le fait si les gangsters, braqueurs et autre ne donnent pas l'assaut armés de pistolets à bille, je crois que préciser arme "de guerre" quand<br /> on parle de kalachnikov ou de RPG n'est pas franchement déraisonnable, étant donné que c'est tout de même l'usage premier de ces engins pas franchement conçus pour la chasse ou l'autodéfense.<br /> Peut-être que je me trompe, mais je ne crois pas que les malfrats d'il y a quelques décennies, même ayant "des flingues de compétition et la puissance de feu d'un croiseur" n'avaient d'armement<br /> aussi "lourd".<br /> <br /> Cordialement,<br /> <br /> Nono<br /> <br /> <br />
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L
<br /> <br /> Je suis tout à fait d'accord, mais ce qui change est de préciser le mot guerre - qui plus est quand on se met à employer des termes militaires pour parler de maintien de l'ordre<br /> civil et de délinquance<br /> Sinon, l'armement lourd a toujours cohabité avec le grand banditisme.<br /> Philippe Fivet et François Klein tués en service le<br /> 30 mai 1985<br /> <br /> <br /> <br />