Les voyeurs

11 Octobre 2006

  Accident de la circulation, piéton renversé par un poids lourd. La formule était légère, édulcorée. Ce jour-là, le verbe écraser a pris tout son sens sous mes yeux. Le piéton, qui était une femme, n'avait pas été renversé mais écrasé. Le camion avait avalé sa proie entre ses roues immenses, et quand il eut fini sa course folle contre un mur, il ne restait plus rien. Un corps et quatre membres disloqués et hachés entre les essieux, lambeaux rouge vif et brillants collant aux pneus et à la route. Et une paire de chaussures, un cabas et une baguette de pain que le camion avait rejetés comme les pépins d'un fruit, une cinquantaine de mètres avant...
Autour de la scène, il y a foule, et nous peinons à nous frayer un passage. Fascinés, les badauds ne veulent pas perdre une miette de cette nature morte inopinément exposée à l'heure du repas de midi, et ils ne bougent pas, figés comme des pantins inertes aux yeux écarquillés. Personne ne veut se faire prendre sa place, le premier arrivé est le premier servi. Parfois, il y en a qui chuchotent entre eux en désignant du doigt des éléments tout en chair et os de l'œuvre macabre du camion. Sur l'asphalte, le sang change de couleur à mesure qu'il coagule. La couleur rouge vit encore, de la traînée écarlate aux flaques sombres qui vont mourir dans le caniveau et finissent en un ruisseau rosâtre qui disparaît dans l'égout.
Au premier rang, satisfaite d'être à la meilleure loge, et prête à broyer de l'escarpin le pied de quiconque tenterait d'empêcher son plaisir des yeux, se tiennent une femme et deux petits enfants qu'elle tient par la main. Indécente trinité parfaitement immobile face au monstre. Ce fut mon premier sursaut de dégoût... Nous allions devoir nous retrousser les manches, et constater ce qui était possible de l'être dans ces restes humains, et il y avait là sous nos yeux, cet infect personnage qui amenait ses enfants au spectacle, et qui faisait mine de ne pas entendre qu'il était temps de s'éloigner. Nous rendre un espace vital et pudique pour travailler, et laisser le champ aux pompiers qui arrivaient avec de grands sacs noirs.
Alors je suis allée la voir et je me suis placée devant elle... entre elle et le camion. Et je me suis approchée le plus près possible, qu'elle sente mon souffle, et la nausée qu'elle m'inspirait. Et j'ai grincé... « Tu ne veux pas des mouillettes pour tremper dedans tant qu'on y est ? »
 

texte extrait de Flic, chroniques de la police ordinaire

Bénédicte Desforges

#chroniques d'un flic ordinaire

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