Vol de nuit

2 Octobre 2012

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  Depuis le début de l’après-midi, je regarde l’heure tourner. L’envie d’aller travailler et d’être déjà à ce soir. Je vais peut-être même y aller un peu en avance, et en profiter pour cirer mes godasses et nettoyer mon pétard. Ce soir, on va essayer de serrer des roulottiers, des casseurs de voitures qui écument un parking. Enfin, un parking, il faut le dire vite… un espace sous un pont de l’autoroute, sur lequel des habitants de la cité d’en face garent leurs voitures pour économiser le coût d’un emplacement au sous-sol de l’immeuble, où de toute façon leurs véhicules n’encourraient pas moins le risque d’être abîmés ou volés.
  Tous les soirs ou presque, dès que tombe le jour, il y a du dégât sous ce pont. Et tous les soirs ou presque, on passe par là, on se cache dans une petite impasse d’où on peut surveiller sans être vus, et on attend. Et on se dit qu’on finira bien par les faire en flag. Ce soir, il pleut un peu, et j’imagine bien les roulottiers préférer opérer à l’abri sous leur pont favori, plutôt que le long des trottoirs. J’ai un bon pressentiment.
  Mais c’était sans compter les aléas de l’emploi du temps des grands de ce monde.
  « Changement de programme, ce soir, vous allez tous sur le bitume. Le chef d’État va prendre un avion à Villacoublay et vous, vous allez faire un jalonnement sur les quais. » nous apprend-on à l’appel.
  Et voilà comment en un mot, un fantasme de flagrant délit se transforme en certitude de passer une soirée sous la pluie en bordure de caniveau à regarder passer les voitures : bitume…
  Nous montons tous dans un car qui va nous déposer l’un après l’autre sur nos points. Certains seront à des carrefours et couperont la circulation quand le cortège officiel passera, et d’autres jalonneront le bord de la voie rapide pour surveiller la présence d’éventuels piétons. Mais vu la pluie qui tombe de plus en plus fort, il y a fort à parier qu’il n’y aura guère de passants.
  À mon tour, je descends du car et je prends possession de mon bout de trottoir sur une grande ligne droite bordée par le mur d’un garage désaffecté. Il y a au moins deux heures à attendre, il va falloir que j’évite de regarder ma montre. L’endroit est sinistre, il pleut et il fait froid, et la nuit arrive. Je ne pense même plus aux roulottiers, j’essaye de ne penser à rien. Je regarde passer les voitures, lumières blanches dans un sens et rouges dans l’autre, ligne blanche au milieu. L’eau de la pluie, l’eau de la Seine, l’eau du caniveau, l’eau qui rentre dans mes chaussures. Je persiste à tenter de ne pas penser, mais je ne pense plus qu’au froid qui m’envahit par les pieds et par les mains. Plus de deux heures ont passé quand le car s’arrête devant moi, et que le brigadier baisse sa vitre.
  « Il va avoir du retard.
  - Combien de temps ?
  - On n’en sait rien. Et si ça se trouve, il empruntera un autre itinéraire… »
  C’était déjà arrivé. Des heures à attendre, gants blancs et fourragère rouge au bord d’une avenue, le passage d’une voiture officielle qui n’était jamais passée, préférant un autre trajet par mesure de sécurité.
  Le car repart me laissant dans ma flaque d’eau, et à mon exercice d’abstraction du temps perdu. Plus tard, cédant à la lassitude et la fatigue, je regarde ma montre. On devrait déjà avoir fini, il est plus de minuit. Et il pleut toujours. Et je pense à mes collègues qui doivent penser la même chose, et maudire les improvisations des élus du peuple.
  Soudain, un bruit. Un bruit dans le ciel, qui me fait toujours penser à la Chevauchée des Walkyries. Un hélicoptère. Un hélicoptère qui passe au dessus de nous et se dirige vers l’ouest. Vers Villacoublay.
  Le président de la République vient de passer.


récit extrait de Police Mon Amour

bénédicte desforges

#chroniques d'un flic ordinaire

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