Anachronisme en manif

28 Septembre 2006

  C'était un mois de mai à Paris. Et les manifs fleurissaient comme les marronniers.
La rue Gay-Lussac ne flambait plus, et sous les pavés, il n'y avait plus grand-chose. Mais ça sentait bon la braise de mon passé, et de la légende...
J'étais en stage de maintien de l'ordre, très élégamment équipée de rangers, d'un calot sur la tête, et d'une trique au ceinturon. La compagnie d'intervention devait se rendre sur une manif d'enseignants qui dégénérait aux abords du ministère. Les profs n'avaient pas été augmentés depuis deux ans, et commençaient à trouver le temps long. Et effectivement, sur place, on nous annonce qu'une délégation cherche à franchir les portes, et que le ministre et ses chefs de cabinet, et les adjoints des chefs de cabinet, et les chargés de communication de ceux-ci sont très occupés et ne recevront personne.
Le commandant que j'accompagnais était un homme charmant. Le matin même, en guise d'accueil, il avait coupé ma cravate aux ciseaux et par surprise, décrétant qu'elle était moche, et m'en avait offert une neuve et un bol de café au lait. Il m'entraîne vers les manifestants ainsi qu'un brigadier. Pas plus. Pas de rapport de force. Pas tout de suite... Il va falloir les décourager, les inciter à renoncer, à partir, bref négocier. Nous discutons. Ils ne baissent pas les bras.
Nous sommes en train d'expliquer sans conviction que leur délégation sera reçue plus tard, quand une main se pose sur mon épaule. « Tu l'as fait », me dit une voix rauque. Je me retourne et je la reconnais aussitôt. On l'appelait Spitou. Une déléguée syndicale de l'UNEF avec qui, à Jussieu quelques années auparavant, on organisait les services d'ordre des manifs, et on restait après les ordres de dispersion, histoire de se faire malmener les sinus à coups de lacrymos. On parlait et on pensait trotskiste alors, et quand j'avais annoncé la fin de mes études et mon projet de carrière policière, elle m'avait dit qu'elle m'aimait bien, mais que quand l'Armée rouge serait reconstituée, je serai la première à flinguer.
« Tu es prof ? lui dis-je d'un air bête.
- Eh bien oui ! Prof de français... Je n'aurais jamais pensé que tu l'aurais fait », me dit-elle encore. Et d'un coup je sens mon ceinturon, mes menottes, mon pétard, la matraque devenir lourds. Devant elle, face à elle et à nos utopies révolutionnaires du passé, je suis mal à l'aise, pas à ma place. Comme une envie d'un voyage dans le temps, et de remettre un foulard noir sur le nez. On se dévisage un moment sans rien dire. Elle n'a pas changé, mon feu follet... Et d'un coup, elle tend ses deux mains vers moi en s'écriant : « Mais, c'est super ! Maintenant que tu es là, tu vas nous faire rentrer dans le ministère ! » Je ne sais plus ce que j'ai répondu. Rien, je crois... Je n'avais pas les mots. J'ai ôté mon calot et je l'ai enfoncé dans ma poche. Je l'ai embrassée en lui disant au revoir, j'ai traversé la foule des manifestants sans les regarder, et je suis remontée dans le car gris et grillagé. Et j'ai chialé.
 

texte extrait de Flic, chroniques de la police ordinaire

Bénédicte Desforges

#chroniques d'un flic ordinaire

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