Le local à poubelles

11 Janvier 2008

  Il y a eu un temps où on aimait bien visiter les locaux à poubelles. Comme d’aucuns qui apprécient les musées et les expositions, nous avons eu une phase de fascination et d’addiction pour ces pièces sombres et puantes, qui pouvaient se transformer en des lieux de découverte et de grands émois policiers.
  C’était aussi un temps et une ville où les « maisons de quartier » n’existaient que dans les projets de ceux qui habitent loin de là. Ou alors, si un petit local s’était vu offrir la vocation d’accueillir la jeunesse des cités, rares étaient ceux qui étaient prêts à s’en charger. Alors, il présentait portes closes ou murées aux gamins. Et comme il faut bien parfois s’abriter pour jouer, parler fort ou faire des conneries, les locaux à poubelles étaient les endroits de tous les loisirs et des mille trésors en bas de chez soi.
On avait ainsi établi dans les cités où on passait, une sorte de cartographie des locaux à poubelles qui avaient développé une vie sociale.
On y rencontrait aussi bien des joueurs de tarot, des joueurs de billes, et des voleurs se partageant des butins sous le faisceau de lampes électriques. L’avantage pour nous était alors l’effet de surprise et l’absence de fenêtre comme moyen de filer.

  Ce jour-là, dans un local à poubelles semblable aux autres, il n’y avait personne. On avait vaguement farfouillé du bout de la matraque autour des containers et dans les boîtiers électriques éventrés, et à part de vieilles seringues et deux moteurs de mobylette rouillés, on n’avait pas trouvé signe de délinquance récente.
Un de mes collègues observait attentivement une poubelle…
  « Il y a des traces de pas sur la poubelle.
  - Incroyable, dis donc. Allez viens, on se tire.
  - Oui mais il y a une trappe au-dessus de la poubelle. Je vais regarder ce qu’il y a dedans. »
Il s’est hissé sur le couvercle, et a soulevé la trappe.
  « Ah la vache ! Passez moi une lampe, je crois que c’est la caverne d’Ali Baba.»
Alors on est tous montés un par un pour voir. Il y avait là, soigneusement alignés, des pains de haschisch, des dizaines de barrettes, des doses d’héroïne, un peu d’herbe, une balance et une petite caisse métallique contenant de la monnaie.
  « Bon, qu’est ce qu’on fait maintenant…
  - On a le choix. Soit on reste là et on charge le premier qui rentre, mais on peut se tromper…
  - Soit demain on revient en civil, on se planque et on attend l’heureux gagnant…
  - Soit on revient demain et il n’y aura plus rien parce qu’on nous a vus rentrer.
  - C’est le risque à prendre.
  - On fait quoi alors ?
  - On revient demain. »
  En rentrant au service, nous sommes tous les quatre allés voir l’officier qui a consenti à ce qu’on se mette en tenue civile, regrettant toutefois qu’on ait laissé sur place son bonheur de remplir une ligne de sa feuille d’activité. Mais nous, on se fichait d’avoir de la came sous scellés et transformée en statistique. Ce qu’on voulait c’était cette came, avec le nom du dealer et les nôtres sur un procès-verbal.
  Le lendemain soir, nous sommes donc retournés dans la cité. Un collègue et moi sommes rentrés les premiers dans le local à poubelles, bras dessus bras dessous comme un petit couple en quête de cachette. C’était l’heure du dîner, l’endroit était désert, et nous nous sommes cachés dans la trappe qui était un accès vers un immense imbroglio de tuyauterie et de câbles, aussi long que le bâtiment, mais trop bas pour qu’on puisse s’y tenir debout. Toute la came était là, telle qu’on l’avait vue la veille. Les deux autres nous ont rejoints dix minutes plus tard après s’être assurés que nous n’avions pas été repérés. Et on a attendu. On est restés silencieux et accroupis dans le noir à écouter la porte s’ouvrir et les claquements des couvercles de poubelle, et à respirer à chaque fois les relents qui montaient jusqu’à nos narines.
  Au bout d’une heure, on a commencé à avoir des crampes. Au bout de deux heures, on a eu faim malgré l’odeur des ordures. Au bout de trois heures, on a commencé à bailler et en avoir assez, et à se dire qu’on était venus pour rien. Et puis on a entendu des voix sous nos pieds et nos genoux endoloris. Ça discutait, ça marchandait, ça négociait à voix basse. Et la trappe s’est ouverte sur un rai de lumière, et une main s’est glissée et a saisi quelques doses d’héroïne. De nouveau plongés dans le noir, on a entendu « au revoir, à demain » et la porte se refermer. On avait loupé l’acheteur, et on n’a pas bougé. Le manège du dealer s’est renouvelé plusieurs fois. Il connaissait à la perfection l’ordonnancement de son petit commerce. Sans regarder, il plongeait la main dans son stock, servait ses clients et rangeait sa monnaie dans la caissette. Pendant ce temps, on écoutait, attendant le meilleur moment pour sortir. Quelques toxicomanes se sont attardés et c’est cet instant qu’on a choisi.
  On a ouvert la trappe en grand et on a sauté sur le sol l’un après l’autre. J’ai raté la poubelle, et j’ai atterri dans les bras du dealer.
  « Police ! Personne ne bouge, personne ne sort, et tout le monde met ses mains contre le mur. »
On a poussé une poubelle contre la porte, on a rallumé la radio et on a demandé un petit renfort pour nous aider à ramener nos amis du soir au commissariat. Ils étaient cinq, hébétés de notre soudaine apparition, sortant du plafond tels des pères noël dégringolant sans grâce d’une cheminée crasseuse.
« J’ai rien fait ! J’ai rien fait ! » clamaient-ils tous d’une seule voix.
Quatre d’entre eux étaient dramatiquement usés par la drogue. Le dernier avait encore l’argent des autres à la main, et gémissait qu’il n’était là que pour sa consommation personnelle.
On a embarqué tout le monde, et avons saisi une belle quantité de produits stupéfiants.
  Quelques temps plus tard, nous avons retrouvé le dealer en correctionnelle, et avons été entendus par le juge. À peine avais-je levé la main droite et juré de dire toute la vérité et rien d’autre, qu’une voix s’éleva du box des accusés.
« C’est elle ! Je la reconnais ! C’est elle qui a mis la came dans mes poches ! Monsieur le juge, je suis innocent, c’est un coup monté, croyez-moi. »
Le juge a demandé au jeune homme si le produit de la perquisition qui avait eu lieu chez lui était aussi un coup monté, et sa pauvre défense s’est aussitôt effondrée. Il a pris un an dont huit mois fermes.
  A sa sortie de prison, il est revenu dans la cité et nous l’avons revu. Il avait bien vécu sa détention, il n’avait pas l’air de nous en vouloir tant que ça. Il nous a simplement dit : « J’ai joué, j’ai perdu. Je serai moins con à l’avenir. » Et puis il est monté dans une très belle voiture blanche, blanche comme la poudre, et a démarré en nous saluant de la main. 

récit extrait de Police Mon Amour
(histoire dédiée à Naf-Naf)

Bénédicte Desforges

#chroniques d'un flic ordinaire

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :